Spartathlon 2002

Impressions de course

A 7 heures du matin, le jour à peine levé, nous nous élançons à l'assaut de nos 246 kms.
L'Acropole et ses milliers d'années nous contemplent de haut, nous les fourmis humaines ambitieuses d'avaler presque 6 marathons...

La première heure et demie sert à se faufiler parfois entre les voitures qui nous frôlent dans le nuage d'échappement qu'elles nous font respirer. Athènes est bruyante, malodorante et dangereuse pour nous. La police nous montre la route, mais quand leur voiture est prise dans un embouteillage, nous continuons tous droit ou alors suivons les indications des plantons de carrefour. J'ai pris l'option de suivre l'Autrichien Markus Thalmann, que je connais depuis le Grand raid de la Réunion et il s'avère qu'après 20 minutes, nous sommes en tête à une allure qui me semble vraiment lente, pourtant, nous sommes à 12-12.5 km/h, soit bien plus vite que l'allure moyenne du record. Mais c'est plat et la montagne va déjà faire office de ralentir la moyenne.

Après 2 heures de course, nous sommes enfin sorti de l'agglomération d'Athènes avec 25 km dans les jambes. Un passage à niveau émet son signal sonore et je "sprinte" sur une centaine de mètres pour passer avant le passage du train. J'ai peur qu'il ait une vingtaine de wagons et que je doive attendre quelques minutes... et en fait il n'y a qu'une loco-wagon !

Thalmann a accéléré dans la première petite montée et me prend 200 m. Je ne veux pas prendre une allure trop rapide et me contraint à de la sagesse, le chemin est encore long. Pourtant la forme est là et j'aurais parfois envie de vraiment courir à me laisser aller à fond. Tiens, je retrouve mon ami Thalmann dans une descente après 3 heures de course. Il fait des élongations, il est arrêté mais repart lorsque je passe. Renseignement pris, il souffre de crampes. C'est vrai qu'à présent, le soleil tape assez fort et un vent de face assez redoutable nous dessèche la bouche et nous sèche le corps au fur et à mesure.

Je prends toujours quelques secondes de plus pour me ravitailler par rapport à Thalmann. Pourtant, après 4h30 de course, nous sommes toujours ensemble, mais je ne fais pas trop attention à lui. On cause parfois quelques mots, pour dire comment ça va ou pour souligner la beauté du paysage ou parler du vent et du soleil, pour s'encourager à boire... A un poste, je demande du sucre pour mettre dans ma gourde avec de l'eau mais ils n'ont rien de sucré si ce n'est une tablette qui me faudra au moins 20 minutes pour en venir à bout, car ça m'essouffle.


Le Brésilien Valmir Nuñez, vainqueur en 2001 qui courait quelques centaines de mètres en arrière nous rattrape et met le turbo. Je ne les suis pas car ils sont j'en suis sûr à plus de 13km/h. Je suis toujours à mon rythme de 12 à l'heure. Un petit coup d'oeil vu d'en haut sur le canal de Corinthe et me voilà sur le Péloponnèse. Le premier grand poste de ravitaillement est à Corinthe et je m'arrête pour manger du yoghourt et du miel, de la banane, quelques pâtes, boire un petit coup - c'est agréable - et je repars en 4ème position 10 minutes plus tard. 6h53 de passé et 81 km de parcourus. Avec les pauses qui retardent, cela fait quasi du 12 km/h. Je suis régulier, tout va bien, pas encore de fatigue. Un grand Japonais, Ryoichi Sekiya, nom à retenir, repart juste avant moi mais je ne verrai son ombre que quelques centaines de mètres. Une demi-heure plus tard, j'aperçois Valmir Nuñez dans un champ, quelques problèmes de digestion. Il ne va pas repartir.

Les champs de vignes, de figuiers et d'arbres fruitiers nous font passer le temps si on prend la peine de regarder le paysage qui s'embellit. Plein après-midi, il fait chaud, le vent est tombé depuis que l'on est dans les terres du Péloponnèse. J'aurais envie de marauder du raisin, mais pour des questions de digestibilité, je m'en abstiens. Certaines grappes font au moins 30 cm de long et sont d'un rose diablement appétissant. Après avoir renvoyé comme Valmir Nuñez les boissons énergétiques trop concentrées, il me faut essayer une autre boisson. Je n'aime d'habitude pas trop le coca en course comme ailleurs, car trop acide. Mais avec ce qui est proposé aux postes de ravitaillement, je n'ai pas trop le choix. Pour contrer l'acidité, j'opte chaque fois pour 1 tiers à 1 demi banane. Basique + acide, je n'aurai jamais plus de problèmes d'estomac et je ne connaîtrai aucune baisse significative de rythme, ni d'hypoglycémie.

Je passe aux 100 kms en 8h57, je suis content, je suis dans les temps qui correspondent à mon plan de marche. Je remarque que si l'allure est régulière, je perds (comme tous les coureurs) à chaque poste entre 1 et 2 minutes, le temps de demander ce que je veux, qu'on me le donne, les bouteilles sont parfois fermées et je rigole intérieurement quand on me donne du coca LIGHT à un poste... Aux 12 heures, j'ai 128 kms au compteur. Avec la tombée de la nuit, un coureur Grec fait une trentaine de kms en ma compagnie. Au poste de Lirkia, avant la grande montagne, il reste pour un massage. Je me retrouve seul dans la nuit noire, d'inquiétants nuages plombant une partie du ciel. Pas de pleine lune pour le moment. Au loin, l'autoroute qui gravit la montagne et la transperce nous indique le lieu approximatif où il va falloir l'escalader. Nous passons sous l'autoroute et alors le bitume s'arrête pour laisser place à un pierrier aussi pentu que le sentier du Single (au Creux-du-Van) dans sa partie raide.

De petites bougies-torches électriques me guident vers le sommet où je suis accueilli par un chant entonné dès que les nombreux spectateurs me voient arriver. C'est des sensations comme ça, après environ 17-18 h d'efforts, 160 km environ qui ne peuvent s'expliquer mais qui vous donnent la chaire de poule, malgré la tiédeur de la nuit et qui vous appellent pour revenir. Un non-coureur, je ne pense pas qu'il puisse apprécier comme je le ressens.

C'est tout simplement magique, ces ombres, qui sont des êtres humains dont on n'aperçoit pour ainsi dire que le visage éclairé comme suspendu dans la nuit, perdus au milieu de la montagne, venus à pied, à attendre les coureurs et passer la nuit ainsi à chanter pour chacun... Je suis d'emblée surpris par la raideur de la pente de la descente, ma petite lampe à led frontale éclaire rien de trop les cailloux qui chevauchent le sol.


Je me fais prendre quelque peu de vitesse par la pente, mon pied se coince - se décoince mais je me tords le genou. Ouf j'ai eu chaud, je n'ai pas fait de vol plané et la douleur que j'ai ressentie ne m'inquiète d'abord pas trop. Finie cette descente, sur la route vallonnée qui suit, je reprends mon allure qui à présent est un petit 10 km/h. J'ai refait un arrêt de quelques 10 minutes pour remanger un peu, j'en suis à trois arrêts pour cause naturelle, la banane, ça remplit... et je suis content d'être là, même si maintenant il n'y a plus personne dans les villages mis à part aux postes de ravitaillement.

Jusque tard dans la nuit, les enfants nous courent après à nous demander de quel pays on vient, comment on s'appelle et on est un peu stressé de ne pas s'encoubler sur les plus petits... Dès la fin de cette terrible descente, la douleur à mon genou gauche s'accentue. Par 2 fois, j'ai comme la sensation qu'il lâche, mais en courant de guingois, j'arrive à soutenir une allure de 8-9 km/h suivant la déclivité de la route. De courir de coin, mon esprit est en alerte maximale car je dois plier le genou bien en arrière pour ne plus avoir l'impression qu'il cède. Mon énergie est mal répartie et je commence à ressentir un échauffement au tendon d'Achille gauche, car je ne cours plus équilibré. J'ai toujours assez chaud quand on me le demande vers 3 heures du matin. J'ai paraît-il environ 45 minutes à 1 heure d'avance sur mes 2 plus proche poursuivants. Durant environ 40 kms, la police me suit en voiture à une centaine de mètres en arrière.

A un carrefour mal éclairé, je continue tout droit alors que le parcours bifurque à droite. La police se positionne sur la présélection, klaxonne un coup pour me rendre attentif et c'est tout. Jamais un mot d'encouragement. Par moment, je me retourne pour voir si la police est toujours là, pour être sûr que je suis toujours la bonne route. C'est rassurant et stressant à la fois, je ne saurais dire pourquoi, mais même quand je vais au petit coin, le long d'un mur, la voiture s'arrête et me regardent-ils de l'intérieur ? Voilà que la route s'élève vraiment, un 6 à 8 %, peut-être plus certains bouts ou est-ce la fatigue des 21 heures déjà avalées qui fait croire que ça monte autant ? De nuit, on ressent les moindres changements de pente, car la vue de loin que l'on n'a pas ne nous prépare pas mentalement au changement de niveau. Toujours est-il que la douleur s'accentue au genou car la charge est plus longue sur la jambe, à la montée. Il faut tirer le corps à chaque foulée qui devient automatiquement plus lente.

J'en suis a peu près au km 200, en 21 heures et la galère commence. Je savais que tôt ou tard elle arriverait. Mais je ne pensais pas que ce serait dû à une blessure. Je pensais au coup de pompe, aux baisses de taux de sucre, hypoglycémie, difficulté de digestion et heureusement, tout s'est bien passé. Mais il y a eu cette descente où je me suis sur le moment douté de rien quand je me suis tordu le genou, cette descente qui revient maintenant à l'esprit et qui me hante avec les complications qu'elle m'impose. Je traîne véritablement et je me fais rapidement rattrapé par un coureur hollandais. Sur le moment, ça ne fait pas plaisir, mais l'essentiel est d'avancer et je me rappelle quelques phrases qui me font continuer et garder le moral.


3 heures de temps à claudiquer, grimacer, m'injurier, me contraindre d'avancer coûte que coûte. Le froid du petit matin se fait vraiment froid, le croisement des camions et voitures me fait des terribles courants d'air et me glace les membres. Pas l'idéal, j'ai l'impression de ne plus pouvoir plier mon genou. J'ai aussi quelques soucis car la bande d'arrêt d'urgence sur laquelle je cours n'est pas très large et je tangue de boiter et dans les contours, les automobilistes sont parfois surpris de me voir. Aux postes de ravitaillement toujours plus long à atteindre vu ma faible allure de 3 km/h, je dois maintenant marcher, j'ai toujours plus de peine à repartir, l'articulation se fige. Et finalement, ne pouvant presque plus poser la jambe, je ne repars pas du poste du km 215, atteint en 24 h 10 minutes. J'enrage mais je sais que je ne peux pas faire autrement, j'attends 25 minutes pour voir arriver le 5ème et me promet déjà d'être du départ à une prochaine édition en espérant avoir plus de chance. La police m'emmène à Sparte pour le check-up médical que chaque coureur passe. Prise de sang, contrôle du coeur, poids, grandeur, pression, rythme cardiaque, température. Voilà l'aventure qui se termine pour moi. Je vais voir les derniers arrivants de la dernière heure. Quel rayonnement sur ces visages portés par des jambes et des corps souffrants. Et cette joie efface tout ce qui pourrait être négatif au souvenir. Demandez leurs, ils sont contents comme jamais. Je connaîtrai cela, c'est mon voeux.

 

Noiraigue, le 9 octobre 2002
Christian Fatton
Dossard 29 et finalement pas trop amer d'avoir couru 215 km pour rien, car j'ai au moins vu que j'avais la forme même si je suis le seul à le savoir. J'ai appris pour la prochaine fois dans cette nuit magique pleine de sensations intenses.